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Gérard Adde et Chrystelle Desbordes : " Quand l’écrit fait écran  "

Publié le par Gérard Adde.


Quand l’écrit fait écran
Le travail de Gérard Adde à l'heure du flux continu des mots et des images


    « (L’artiste) peut choisir une chose, qui a été faite mécaniquement ou par la main d’un autre homme, et se l’approprier »1.


Mon travail a pour matière première un cryptogramme extrai­t d'un roman de Jules Verne2. Il s'agit d'un texte illisible, d'une énigme, que je vois comme une forme :
 
« Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvksbxhhuypohdvyrymhuhpuydkjoxphéto

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Selon les thèmes que je veux aborder et le sens que je veux produire, je décide des modifications à lui apporter. J’en cerne des parties (La limitation), le coupe/colle/superpose (Les paradis), en efface des lettres (La disparition), le froisse (Le banquet), l'inverse (L’air des bijoux)...

« Évoquant une sorte d’art littéraire non figuratif »4, cet alignement de 280 signes dactylographiés se singularise par l’absence d’intervalles pour former des mots. En ce sens, actuel, il renvoie à l'un de ces petits messages électroniques qui saturent notre espace médiatique, qui ont remplacé les anciens griffonnages sur des bouts de papier. « Avec une contrainte technique de taille : les SMS ne pouvant contenir plus de 160 caractères chacun, la langue est compressée, tordue, malmenée »5.

La pratique tapuscrite ayant, de nos jours, largement pris la place de l'usage de la main pour écrire, mon travail exprime ce changement radical, notamment en « banalisant » la saturation du volume rédactionnel par ce que l'on pourrait appeler le « confinement cryptographique ». Ici, l'air entre les mots, entre les lettres, est comme comprimé, si ce n'est carrément absent. Dans une démarche « multimédia », mon travail crée la rencontre, parfois sur un même support, entre textes, images (fixes ou animées), sons ; fondée sur la technique de la sérigraphie (mon médium de prédilection), ma pratique recourt également à la peinture, au dessin, à la sculpture... De même, des sources culturelles multiples alimentent mon inspiration ; les titres de mes productions convoquent, selon les cas, une référence à une peinture, une nouvelle, un roman, un air d’opéra.

Appropriation, citation, copie, interposition, référence, répétition, vitesse... sont autant de notions auxquelles je fais appel, que je croise pour les mettre au service d’une tactique de captation des mots et des choses interrogeant notre réalité. Paradoxale, comme un texte illisible, ma démarche évoque à la fois le zapping et l'existence terrestre consacrée à l'appréciation et à la production d'un objet esthétique.

Notre ère numérique « multimédia » donne de plus en plus à voir (rapidement), accentuant l'écart entre le lisible et le visible. Le langage y apparaît de plus en plus abstrait. L'usage quotidien du smartphone, par exemple, réduit l’intervention de la main humaine à un clic qui permet d' « émoticôner »6, de « liker », d'acheter, de consommer... D’un geste, on exprime ce qui, auparavant, nécessitait la pression sur plusieurs touches du clavier, voire l'usage de l'encre sur papier. Désormais, « le mobile est [avant tout] un miroir très personnel que l’on envisage comme le reflet de son intimité, de son réseau, de son identité. »7 Le « Narcisse du XXIe siècle » se noie dans les autoportraits numériques, les selfies, dépend des réactions d’une communauté d’amis plus ou moins « réels » ou vrais. Le débit planétaire de l’information, dans la sphère collective comme intime (la distance entre l'une et l'autre se réduit tant qu'elles se confondent et, par là, effacent leurs contours propres), donne l’illusion d’un présent inépuisable et généreux. Néanmoins, les « horizons d'attente » proposés par la globalisation néo-libérale manquent cruellement de perspective si bien que, humains, nous désirons toujours les indispensables joies de la connaissance, du savoir, de l’expérience propres à la vie. Dans ce paysage, les mots constituent plus qu'une source d’information, ils font lien, renouent avec ce qui est distendu, resserrent une relation, impliquent une attention, une présence. Ils comblent le manque causé par une disparition, un silence. 

Un cryptogramme, lui, relève littéralement de l’art du secret, rend un message inintelligible, en dissimule la signification, le protège comme un trésor. Il ne se livre pas d'emblée, est matière à spéculation, à réflexion. Pour autant, il s'ouvre volontiers à qui se met en quête de son sens.

Au fond, il me semble que, dans tous les cas, à des degrés divers, l’écriture comprend ce qui se cache, joue à cache-cache, est une clef au service de l'imaginaire, tout comme elle tient de l'échange, indispensable, entre soi et l'autre. Le mot écrit, comme la parole échangée dans la confiance, dans la bienveillance, donne de l'air. Il y a une dynamique, une énergie vitale, un souffle dans tout langage.

L'exposition de cet été, dans mon atelier8, s'intitule simplement « Air ». Elle mêle les catégories et les sens, s'amuse des codes en se les réappropriant, en les déplaçant, décalant, superposant, juxtaposant..., en les faisant « danser » sur l'espace de la feuille, de la toile, dans la galerie. « Air » interroge la liberté des langages de l'art, et de toutes les langues, à l'heure du flux communicationnel continu où le mot et ses sémantiques paraissent se vider. Elle parle de l'essence des formes, au-delà des apparences.

Gérard Adde et Chrystelle Desbordes, Agde, juillet 2020

1 Marcel Duchamp, dans un entretien avec Georges Charbonnier, INA, 6 décembre 1960
2 Jules Verne : La Jangada, roman sous-titré « 800 lieues sur l’Amazone », Hetzel, 1881
3 Pour plus de détails, voir mon texte intitulé « Séries », gerard-adde.com
4 Étienne Souriau : « Esthétique et cryptographie », Revue d’esthétique, a. VI, n°1, janv.-mars 1953
5 « Savez-vous parler SMS ? », SUD OUEST, samedi 15 novembre 2003
6 « Dans un message électronique, représentation typographique (par combinaison de caractères), ou graphique (image fixe ou animée), figurant une émotion. L’émoticône la plus connue est celle symbolisant un sourire », Dictionnaire Larousse, 2020
7 Alban Gonord, Joëlle Menrath, Mobile attitude, Hachette Littératures, 2005
8 Mon atelier fait partie des « Ateliers de La Perle Noire », attribués par la Communauté d'Agglomération Hérault-Méditerranée.

Exposition « Air » 

Du 9 juillet au 30 septembre 2020
Atelier de Gérard Adde
5, rue de Lassusse, 34300 Agde
gerard-adde.com

L'exposition présente des œuvres inédites issues des séries : 

(salle 1)

- « L'air des Bijoux », 2020
- « Spéculaire », 2019-2020
- « Les Paradis », 2019-2020
- « Le Roman d'un Enfant », 2019-2020
- « Le Banquet », 2019-2020
- « Ascension ? », 2020
- « Épigraphie », 2020

* Un montage vidéo « L'air des bijoux » est également présenté dans la première salle (il a été réalisé par l'artiste Christophe Bruno).


(salle 2)

- « La disparition », 2019-2020
- « Les Paradis », 2019-2020
- « Épigraphie », 2020
- « Voyelles », 2019-2020
- « Différence de la plume », 2019-2020
- « L'aiguille creuse », 2019-2020
- Lockdown, 2019 (peinture sur 4 panneaux)

* Chrystelle Desbordes a réalisé le commissariat de l'exposition en collaboration avec l'artiste.

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